Semiose
Moffat Takadiwa , Zimbabwe
Zero Zero
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Hippolyte Hentgen , France
Flirt
Moffat Takadiwa, The Red Line, 2022, plastic toothbrush heads and plastic bottle caps, Ø 250 cm. Photo A. Mole. Courtesy Semiose, Paris.
Moffat Takadiwa, Zero Zero
“Manifeste d’un monde en mutation” par Jérôme Sans Moffat Takadiwa est connu pour ses œuvres aux formes organiques, créées à partir d’objets récupérés dans l’une des plus grandes décharges du Zimbabwe aux environs de Harare. En détournant des produits de consommation courante, et en leur insufflant une nouvelle vie, Takadiwa dénonce les relations de pouvoir, économiques et politiques. Entre dénonciation et sublimation, ses œuvres font écho aux résidus de la domination colonialiste, aux vestiges d’un monde ultra-globalisé, et aux enjeux écologiques de la surconsommation.
Par le biais de touches de claviers d’ordinateur qui envahissent ses compositions, Moffat Takadiwa accorde une importance fondamentale au langage. Tels des sons qui se déplacent, ses œuvres mettent dos à dos deux cultures : l’une issue d’une tradition orale, et l’autre d’un paysage ultra-digital sans cesse inondé par des flux de mots. Métaphores de la culture numérique, ces touches disloquées incarnent la nouvelle langue commune de l’internet, dépourvue d’une identité géographique et culturelle, et dont le vocabulaire ne cesse de se transformer et se codifier. En désossant des claviers QWERTY tel un alphabet devenu malléable, l’artiste prend surtout pour cible la langue anglaise, symbole de la mondialisation et de l’histoire du Zimbabwe. En réassemblant en permanence ces touches, libérées de leur contexte, l’artiste démantèle ce langage pour en créer un nouveau qui lui est propre, comme le font les générations nées dans l’ère post-digitale. Pas seulement un « parlement des choses » comme le défend Bruno Latour , ses œuvres convoquent un « parlement des mots » : une assemblée de vocables qui se retrouvent et créent un nouveau langage, libre de toutes les contraintes politiques, économiques et culturelles d’un territoire.
Dans une même volonté de construire de nouveaux récits, Takadiwa s’approprie et détourne des objets issus de pays occidentaux, surtout des États-Unis, qui s’infiltrent dans les modes de vie locale. Apparemment proche du Pop Art, Takadiwa prend comme point de départ la consommation de masse. Dans le même temps, radicalement éloignées de la mouvance pop, ses œuvres n’imitent ni l’esthétique des marques, ni les procédés de la production industrielle. Au contraire, l’artiste intègre ces produits dans des tapisseries aux motifs zimbabwéens, et s’inspire de méthodes traditionnelles africaines de tissage et de vannerie de Hurungwe. Vues de près, ses œuvres laissent entrevoir des tubes vides de dentifrice Colgate, les poils avachis de brosses à dents, ou encore les bouchons usés de bouteilles de Coca-Cola. Vues de loin, ses œuvres s’apparentent à un assemblage de pierres précieuses, à des mosaïques luxuriantes, abondantes de couleurs. D’un objet usagé, délaissé, parfois répugnant, à un objet du désir, une transformation mystérieuse s’opère, comme par magie. Avec un peu de distance, le plastique prend l’apparence de matériaux précieux. Fusionnés ensemble pour créer des compositions délicates, complexes et vivantes, ces éléments créent une nouvelle histoire organique. Dans un acte provocateur et triomphant, Takadiwa s’empare ainsi des conséquences d’une domination économique et politique, en les ancrant dans une esthétique somptueuse et locale, et renverse les relations de pouvoir.
Défiant la narration occidentale de l’art, ses œuvres construisent une nouvelle cartographie de l’histoire moderne de l’abstraction. Son vocabulaire visuel, caractérisé par des formes géométriques, des motifs répétitifs et des structures sérielles, pourrait s’inscrire dans une stratégie de l’art minimal, mais en le subvertissant. Comme Theaster Gates dans ses Civil Tapisseries, Takadiwa charge ses matériaux de sens et renverse la neutralité proclamée du minimalisme, en imprégnant ses œuvres d’un message politique et écologique.
Tout comme Gates, Takadiwa est un archiviste du monde contemporain. Cette obsession se manifeste dans sa démarche de collecte, première étape d’un long processus nécessaire à la confection de ses œuvres. L’artiste réalise des expéditions dans les décharges avec une trentaine de participants qui constituent sa communauté artistique et l’accompagnent dans son travail. Une fois collectés, les objets entament un long processus de nettoyage, de tri, de perçage, et d’assemblage. Fruit d’un travail collectif, laborieux, presque performatif, ses œuvres sont loin d’une négation du geste et d’une dépersonnalisation du processus de fabrication inhérentes au courant minimaliste ou à la production de masse. Takadiwa accorde, au contraire, de l’importance au travail artisanal, devenu presque ritualisé. A l’inverse du principe moderniste de l’automatisation de la main d’œuvre avec lesquels les objets ont été créés, les œuvres de Takadiwa affirment la nécessité d’entrer dans une nouvelle temporalité, qui serait celle d’un temps lent.
Ses œuvres parlent d’une profusion inéluctable d’objets qui nous entraînent dans une vague. Ces paysages abîmés, colonisés par des objets et devenus océans de débris, rappellent de manière imminente le vortex de déchets du Pacifique, sixième continent entièrement constitué de plastique et dont la surface représente six fois la France. Un manifeste de l’Anthropocène, ses étoffes post-industrielles évoquent des paysages urbains ou ruraux vus de haut, révélant l’empreinte géologique de l’Homme. Débordantes, proches du all-over de l’expressionisme abstrait des années 1950, ses œuvres sont intimement liées à la notion d’infini. C’est l’immensité des ruines produites par l’Homme que Takadiwa laisse paraître, celle d’une masse dans laquelle l’individu se retrouve emporté, noyé. Par cette esthétique de la décadence d’une croissance économique construite sur l’obsolescence programmée, sa pratique pourrait rappeler l’archéologie fictionnelle d’un Daniel Arsham, dont les sculptures visent à transformer des éléments contemporains en fossiles pétrifiés. À la différence d’Arsham dont le travail s’ancre dans un monde historique post-apocalyptique, Takadiwa installe ses œuvres dans un paysage de la réalité d’aujourd’hui. Tel un archéologue dans un monde de déchets, il pratique la fouille recherchant sans cesse les vestiges enfouis de notre société actuelle pour en dévoiler les paradoxes.
Takadiwa enracine la pratique de la récupération dans une tradition africaine. En rappelant les marchés de seconde main, très présents en Afrique subsaharienne, les œuvres de Takadiwa agissent comme une métaphore du fonctionnement de l’économie à Harare. L’artiste puise surtout son inspiration dans Mbare, banlieue de Harare caractérisée par ses grands marchés, et l’un des plus grands centres de recyclage clandestins et d’économie parallèle du Zimbabwe. Pourtant cruciale à la préservation de l’environnement et à la vie quotidienne d’une partie de la population, la pratique de la récupération s’est dissipée dès la fin du XIXe siècle dans les pays occidentaux.
Les œuvres de Takadiwa appellent à considérer l’hypocrisie de certaines sociétés occidentales dont les stratégies de marketing utilisent l’upcyling pour justifier un comportement souvent trop peu écologique. En s’emparant de débris et en les réutilisant, l’artiste exalte la tradition africaine du recyclage, et sublime les déchets, en faisant d’eux une nouvelle richesse à exploiter et à valoriser. Les œuvres de Takadiwa présentent une chronique poétique de la société contemporaine. A l’heure où la menace écologique est pressante et les nouvelles technologies transforment le monde tel que nous le connaissons, Moffat Takadiwa s’empare de cette actualité, l’incarne et la dénonce, sans pour autant sombrer dans le nihilisme. Critique décomplexée du monde, mais porteuses d’une aura presque totémique, ses œuvres traduisent une préciosité et une prestance qui appellent à la méditation. En conférant aux déchets une dignité, en mêlant révolte et contemplation, elles laissent entrevoir une lueur d’espoir et de poésie face à une société fragile et menacée. Ses œuvres agissent comme des manifestes silencieux d’une révolution à venir.
Jérôme Sans, décembre 2022
Exposition du 06 mai au 17 juin 2023.
Rendez-vous
Samedi 27 mai 2023 de 17h00 à 19h00
Signature du nouveau livre, Imagier, du duo d’artistes Hippolyte Hentgen
75004 Paris, France 0979261638 semiose.com/home
La galerie
Fondée en 2007 dans le XXe arrondissement de Paris avant de rejoindre le Marais en 2011, Semiose s'est imposée d'emblée dans le paysage artistique comme une galerie à la programmation ancrée dans les marges. Nourrie de cultures underground, elle défend des formes et des idées nées dans les franges politiques, sociales ou géographiques.
La pratique citationnelle constitue un repère commun aux artistes représentés par la galerie et soulève des questions complexes liées à la fabrication des images et à leur diffusion, le rôle et le sens des archives, la culture visuelle au sens large. Semiose promeut une esthétique fondée sur les questions du goût et, par suite, des hiérarchies culturelles. Les techniques de collage, d'appropriation et de détournement sont partagées par la plupart des artistes, d’où un intérêt convergeant pour la représentation, la référence au réel et au quotidien.
Les jeunes artistes côtoient des figures historiques ou de stature internationale. Au fil du temps et d’un patient maillage professionnel, institutions et collections publiques ont soudé des liens indéfectibles avec les artistes promus par la galerie. Semiose s’engage également au-delà de la simple représentation des artistes : elle joue pleinement son rôle dans l’éco-système de l’art avec une approche scientifique et curatoriale. Elle assure la production d’œuvres et veille à un rigoureux travail documentaire et d’archives autour des artistes représentés.
Semiose redouble également ses activités à travers une maison d'éditions, Semiose éditions. Disponibles internationalement, plus d’une centaine de titres ont paru à ce jour, parmi lesquels des monographies, des livres d’artistes, des écrits et essais, un magazine et une collection d’albums de coloriage d’artistes.
Les artistes de la galerie
Salvatore Arancio, Amélie Bertrand, Szabolcs Bozó, Amy Bravo, William S. Burroughs, Hugo Capron, Anthony Cudahy, Guillaume Dégé, documentation Céline Duval, Oli Epp, Steve Gianakos, Sebastien Gouju, Hippolyte Hentgen, Otis Jones, Aneta Kajzer, Laurent Le Deunff, Françoise Pétrovitch, Abraham Poincheval, Présence Panchounette, Laurent Proux, Stefan Rinck, Ernest T., Moffat Takadiwa, Julien Tiberi, Felice Varini, Philemona Williamson, Xie Lei, Beat Zoderer
Galerie sélectionnée par Anne Dressen et Antonia Scintilla