Galerie Allen
Some billiards 1976-1979
Jacqueline de Jong , Pays-Bas
Jacqueline de Jong, Crispy Hands, 1977, courtesy Galerie Allen
Un drame à trois bandes. Les scènes de billard peintes par Jacqueline de Jong entre 1976 et 1979 forment une séquence quasi filmique où s’enchaînent intrigues visuelles et complots ludiques. Elles sont le signe d’une admirable puissance d’observation ; précisément celle que le jeu – où l’on regarde, peut-être plus intensément encore que dans d’autres – est en mesure de cultiver. Nous voilà face aux tableaux, juchés et omniscients, les mains dans le dos, le corps fléchi vers l’avant pour espérer voir mieux, appréciant la stratégie à l’œuvre, scrutant le coup sur le point d’être délivré, calculant ses conséquences à venir. Les spectateurs de la série deviennent ainsi les arbitres-observateurs d’un théâtre feutré, au plus proche des gestes, néanmoins en position d’effacement. Ils s’en remettent aux règles élémentaires du billard français dont il est ici exclusivement question, et qui se joue avec trois boules (deux blanches, une rouge) sur une table dénuée de poches.
Rappel liminaire : de sa bille de jeu, le compétiteur a pour objectif simple de caramboler les deux autres. Il gagne alors un point et le droit d’envisager le suivant, condamnant son adversaire à la contemplation passive de sa défaite.
Le terrain d’action est une étendue plane et fondamentalement abstraite dont les luminaires surplombants, par les jeux d’ombre qu’ils provoquent, viennent perturber la monochromie.
De Jong s’empare de la verdure canonique du tapis, tantôt sombre et forestière, tantôt claire et vénéneuse, s’aventurant dans certaines compositions vers une noirceur nordique, dans d’autres vers une exceptionnelle blancheur. S’y entrecroisent les trajectoires potentielles de sphères généralement disproportionnées, déjà choquées ou sur le point de l’être. L’action est en cours dans Black Coup (1976-1978) et son festival de textures. L’œuvre projette obliquement le spectateur dans le cadre, à travers une image traitant simultanément des deux énergies convoquées, cinétique et mentale.
Luisance et matité, effets et reflets, motions, collisions et frictions, qu’accompagnent d’irrésistibles appels tactiles : ici, la peinture est un jeu. Le trompe-l’œil vire au surréel par gourmandise d’exactitude, les baguettes de bois vernissé et les avant-bras bandés, frappés de lumière, laissent libre cours au pouvoir expressif de leurs surfaces nervurées. Les rambardes, fenêtres, carrelages bariolés et autres damiers vacillants troublent la sensation de stabilité, pourtant indispensable au bon déroulement de la partie. Tout est tension, tout est rebond. Intrications de lignes et d’angles, chamailleries entre plans et volumes, mises en contact d’étoffes alternativement lisses ou fripées.
De son approche à la fois intellectuelle et récréative, De Jong fait d’une bille deux coups. Chaque cadrage encapsule, par de savants télescopages, l’environnement général du billard d’une part, et ses menus détails de l’autre. Gros plans : procédés crayeux, viroles craquelées, pieds de table et rivets, cubes de bleu esseulés, bracelets, lunettes, guéridons et cendriers. Tout en figurant un moment critique, Marqueur (1977) place en vedette l’outil de comptage des points incrusté dans le cadre de la table, non loin du trio de billes dont la matière peinte génère d’inattendus paysages miniatures. Contorsions et tortillements à tous les étages. Ceux des espaces et des corps, comme dans la représentation du légendaire coup joué la queue derrière le dos et sa plus-value acrobatique. Ceux encore des « mains croustillantes » (Crispy Hands, 1977) et de leurs chevalets de doigts torsadés, entre lesquels glissent les queues – ou les pinceaux. Nul besoin d’appeler en renfort la généalogie de peintres s’étant emparés du sujet à travers les âges. Dans une imagerie astucieuse, à la fois absolument inédite et implicitement référencée, De Jong parvient à une agile compression de tout ce qui donne au billard sa charge esthétique, érotique et genrée. Elle en propose une vision totalisante, où les considérations cognitives, sociales et sémantiques jouent à armes égales.
D’une certaine manière, il faut dire que De Jong arrive après la bataille. Au moment où l’histoire multiséculaire de cette activité, d’abord réservée aux cours royales avant de se propager jusqu’aux arrière-salles des tripots, connaissait une certaine rémission. C’est d’ailleurs après un intérêt marqué pour le flipper – un autre loisir à billes ayant contribué à la tombée en désuétude de la pratique populaire des sports de table – qu’elle s’est propulsée vers le billard. Ce dernier associe à la trivialité d’un passe-temps de bistrot la survivance d’un raffinement aristocratique, formant deux pôles entre lesquels l’imagerie de De Jong oscille en permanence. L’élégance intrinsèque de la table et des postures dansantes y côtoie la vulgarité sous divers avatars, manipulés par l’artiste avec ironie.
Issus de la même série, les portraits de cannes érectiles finement marquetées, présentées dressées sur un fond neutre, mènent l’enquête du côté du fétiche masculin de la petite propriété. Le piège est déjoué dans l’intriguant Portrait d’une queue dans sa foudrale (1976), qui représente côte à côte une flèche et son fût dans l’attente d’être vissés. Jouxtant la queue démembrée, l’étui s’adapte à la hauteur de la toile, arborant fièrement les boules rouge et blanches élevées en Sainte Trinité. Une invitation à se saisir de l’outil, afin d’être de la partie.
Car dans les scènes de billard de Jacqueline de Jong, même lorsqu’elle est inoccupée, la table n’est jamais véritablement injouée. Ses figurations fidèles des coups et de leur typologie (rétros, coulés, piqués, massés, fausses queues…), sont assurément la preuve d’une compréhension intime du jeu, sinon d’un désir de jouer. Déployant un lexique singulier, les titres choisis, malicieux et plurilingues, cryptiques ou évocateurs, confirment cette intuition. Ils font du langage lui-même, tout comme la table et sa topographie, un protagoniste inséparable de l’ensemble. Si l’artiste soutient n’avoir du billard aucune expérience concrète, elle s’affirme comme une compétitrice redoutable sur le terrain de la vision et de ses procédés. Elle s’assure la conquête du plan du tableau, que le tapis vert et son cadre métaphorisent.
Ou vice versa. Occupant une place à part au sein de la série, le frontal Black Billiards (1978) hisse définitivement la table à la verticale du tableau, offrant un regard zénithal qui permet une lisibilité optimale de la situation de jeu. L’image rappelle immédiatement les codes de sa retransmission télévisée, tout comme une sidérante séquence du Cercle rouge de Jean-Pierre Melville associant esthétique minimaliste et tension viriliste. Le tableau, davantage encore que le magistral Mysterie (1977) actuellement exposé dans une rétrospective itinérante consacrée à l’artiste, s’oriente vers l’épure formelle. Ni joueuse, ni joueur visible dans Black Billiards, dont la répartition des éléments porte pourtant les indices d’une pensée en acte, saisie au seuil de son accomplissement, du bout de la queue. L’œuvre divulgue à la fois l’énigme et sa solution : de possibles lectures de la table sont picturalement suggérées, par un réseau de lignes échappant aux regardeurs insuffisamment concentrés. Alors, jouons. Effet à droite sur la bille de choc, première touche sur la blanche, vers la rouge par la petite bande, après possible rebond sur la grande. Un point, et la série continue.
– Victor Claass
La galerie
La galerie Allen est un modèle unique réunissant les compétences et expériences variées d’un commissaire indépendant Joseph Allen Shea et d’une artiste Mel O’Callaghan afin de créer une plate-forme atypique où la structure commerciale est vouée à soutenir et promouvoir éthiquement l’art contemporain.
Avec un accent mis sur le format de ses expositions et leurs variations progressives, la galerie Allen souhaite mettre en place de multiples contextes d’expositions qu’ils soient in situ ou hors les murs. Elle veut interagir comme une structure hors-norme interrogeant les questions d’apparition, de production et de conservation des oeuvres. C’est une solution de notre temps pour comprendre les besoins et les difficultés rencontrées par les artistes et les espaces d’expositions.
La galerie Allen souhaite devenir un générateur d’idées installé au sein d’un réseau international afin de promouvoir l’art contemporain et ses idées fondatrices.
Les artistes de la galerie
Boris Achour • Laëtitia Badaut Haussmann • Maurice Blaussyld • Jacqueline de Jong • Linus Bill + Adrien Horni • Mia Marfurt • Angelica Mesiti • Mel O'Callaghan • Colin Snapp • Daniel Turner • Natsuko Uchino • Emmanuel Van der Meulen • Trevor Yeung