Galerie Suzanne Tarasieve
Jürgen Klauke , Allemagne
"Hintergrundrauschen / Bruit de Fond"
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Exposition collective
"The Good, the Beast and the Weird »
CARTE BLANCHE
Exposition personnelle de Jürgen Klauke
« La réalité des éléments hétérogènes n’est pas du même ordre que celle des éléments homogènes. La réalité homogène se présente avec l’aspect abstrait et neutre des objets strictement définis et identifiés. La réalité hétérogène est celle de la force ou du choc » Georges Bataille.
On entre dans les photographies de Jürgen Klauke comme on pénètre dans les mondes parallèles et surnaturels tels que la Red Room, ou encore du club Silencio dans Mulholland Drive. Ce sont des lieux de jouissance, hors du temps, qui piègent l’âme des personnages et renversent leurs réalités, leurs rapports au monde. Influencé notamment par la littérature d’avant-garde des années 30 et 40 avec Bataille, Sartre ou encore Klossowski, les travaux de Jürgen Klauke ont marqué les esprits par la radicalité avec laquelle ils ont bousculé les conventions et la codification sociale du genre et du sexe. Considéré comme pionnier du Body Art depuis le début des années 70, son oeuvre regroupe quantité d’expérimentations et de réflexions intenses sur la fusion entre l’art et la vie. En parallèle avec les œuvres de Molinier, Ulay, Urs Luchi ou encore Cindy Sherman, l’œuvre de Klauke préfigure et accompagne les recherches sur la théorie queer menées dès les années 90 par Judith Butler et Eve Kosofsky Sedgwick.
Avec Jürgen Klauke, le corps devient matière et la photographie le support performant de la mise en scène. Il libère ce médium, longtemps considéré comme vecteur de réalité et de vérité, par une exploration explosive de l’intime et de sa transgression. Lors d’un échange avec son élève, Carel Fabritius, Rembrandt assène qu’il est bien futile d’aller chercher la beauté dans l’idéal, mais bien plus sérieux de la trouver dans « ce qui est là ». Après une centaine d’autoportraits, son œuvre préjuge que l’art c’est aussi se regarder soi, toucher la fêlure (Deleuze et Guattari) pour tenter d’approcher la vérité saisissante et troublante de la complexité humaine.
Dans sa série « Masculin/Féminin II », l’artiste comme tout droit sorti de « la voix des masques » de Levi Strauss, apparaît accompagné de son double dont seule la très discrète poitrine suggère un corps féminin. Sorte d’auto-représentation bi-dimensionnelle, deux corps sont engagés dans une chorégraphie charnelle, où tous les attributs de genre sont astucieusement dissimulés par un jeu de position. Les deux corps en superposition ne semblent partager qu’un unique visage, seul
élément enclin à s’échapper de la phénoménalité (Michel Guérin).
De l’hétérogène à l’homogène, la punk « Venus von der Elsaßstraße » (1974) dont la peau d’un blanc éclatant, le morcellement d’attributs et les intenses couleurs de rouge et de bleu sur un fond sombre, rappelle étrangement la Sainte Agathe, portant ses seins sur un plateau, peinte par Zurbarań autour de 1630. Par là, elle se révèle comme photographie de rébellion, annonciatrice du souhait de l’artiste de transcender l’unidimensionnalité sociale et sexuelle de l’être, puissamment ancrée dans la morale bourgeoise de l’époque. À la manière de Jean Genet qui écrit dans Notre-Dame-des-Fleurs « Je vous parlerai de Divine, au gré de mon humeur mêlant le masculin au féminin », Klauke, convoque ce qu’il y a de réversible dans le genre. En se montrant le crâne rasé, aux lunettes noires et vêtu d’une combinaison de résille et de cuir augmentée par de petites exubérances, il crée un nouveau non-genre sexuel grâce à une forme de promulgation de soi totalement assumée et frontale.
Ce qui captive dans l’œuvre de Jürgen, c’est la notion de jeu, essentielle à son travail. Il explique d’ailleurs que c’est par une appropriation ludique de l’Autre, qu’il souhaite questionner non seulement les conceptions de « l’éternel masculin », mais aussi celles de « l’éternel féminin ». Or, par définition, le jeu est l’activité dont le but essentiel est la libération de l’imaginaire et le plaisir, mais c’est aussi « le mouvement aisé, régulier d’un objet, d’un organe, d’un mécanisme ».
Figure de l’écart qui devient presque dominant dans « Es war ein schöner Tag als ich dachte… », l’artiste se manifeste avec un regard confiant, dans une posture presque virile et une gestuelle très assurée. Se jouant de l’actif et du passif, le corps tourné vers le regardeur exécute le dégonflement progressif d’un ballon bleu de forme phallique. Le motif de l’organe autonome triomphant passe du dur au mou, l’artiste s’affirme et le corps social se déconstruit. Propre muse amusée, Jürgen Klauke se joue du plaisir, des masques, des mouvements, de la fluidité des formes et dévoile de cette manière le rapport tangible de l’être au retournement, au renversement.
Volcanique dans « Dr. Müllers Sex-Shop oder so stell’ich mir die Liebe vor » (1977), Klauke imagine l’amour dans un ballet triatique libéré et pornographique. Tous récupérés dans un sex-shop, il s’extasie, avec poupée gonflable, perroquet inanimé et godemichets à gogo. Série à l’instabilité kaléidoscopique, le performeur est capturé dans de multiples instants : parfois en agitation, parfois figé, il se meut dans un rituel orgasmique.
Lorsque Walter Benjamin explique que Kafka, dans la Métamorphose, « épiait dans les bêtes la trace de ce qui a été oublié », il considère alors les formes animales comme des manifestations de ce qui, à l’intérieur du sujet, a été refoulé et ressurgit à travers les symptômes du corps. Devant les impressionnants formats de la série « Bodysound », l’artiste semble prisonnier d’une mue en action ou d’une chrysalide morbide. C’est enfermé dans un coffrage presque clinique, que le corps
de l’artiste assis sur une chaise, évacue une large excroissance faite de matière obscure et organique. C’est l’intérieur qui s’exprime, ce qui existe de réversible s’extirpe. Loin du bruit et des lieux de jouissance poussés par la couleur, les photographies noir et blanc, quasi tératologiques, se déploient comme une sorte d’étude silencieuse de la métamorphose, de l’esthétique de l’existence.
Dans l’œuvre de Jürgen Klauke, la fascination pour l’image, trouve également son expression dans la peinture. Expérience de l’entre-deux, les larges gouaches sur papier dévoilent un microcosme dépourvu d’identification où les figures se liquéfient et naviguent à travers différents mondes, genres et fantasmes. Dans une ambiance amniotique, la non-identité, le néant, la mort, l’humour, le subconscient et l’étrange sont contenus dans des masses colorées et toxiques,
comme guidées par l’aventure de la ligne. Chacune s’attelle à des actions de cycles et de transformations grotesques (« Kommunikationsvehikel ») ou pleines de tendresse. Lutte contre la mort du désir ou méditation sur l’enquête perpétuelle qui ne révèlera jamais pleinement les caractéristiques d’un corps vivant, Jürgen Klauke fabrique une œuvre aux frontières, où le beau doit toujours être un peu dérangeant.
L’exposition s’achève sur la vidéo « IN DER TAT – KULTUR », une performance érotique de trois minutes portée aux limites du supportable. La première scène montre une rencontre entre deux personnages, incarnés par l’artiste lui-même et Arno Steffen. Habillés de costumes sombres, leurs postures indiquent qu’il s’agit de deux hommes politiques. Ils s’engagent alors dans une poignée de main habilement orchestrée sous le crépitement des flashs. L’inévitable rituel public des
grandes rencontres diplomatiques s’intimise brusquement ; les deux hommes s’embrassent avidement, se replacent, puis se giflent.
La scène se reproduit dans un mouvement répétitif qui s’intensifie chaque fois un peu plus, l’action s’articule au gré des pulsions contraires pour se terminer là où elle a commencé. Plus le désir est grand, plus la violence est forte. Symbole de la relation fragile et conflictuelle entre l’art et la politique, entre culture et argent public ? Certainement, mais il est difficile de ne pas y trouver, comme dans «Pompes Funèbres » la question du désir interdit, de l’amour de l’ennemi typiquement Genetien.
Barbara Lagié
Avril 2024
Exposition personnelle de Jürgen Klauke du 4 mai au 15 juin 2024
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Carte blanche donnée à Barbara Lagié
Exposition collective de Marcella Barceló, Hugo Guérin et Isaac Lythgoe
Exposition du 4 mai au 15 juin 2024
La galerie
Après avoir ouvert et dirigé sa première galerie à Barbizon pendant 20 ans, Suzanne Tarasieve s’installe à Paris en 2003, dans le quartier de la rue Louise Weiss (13ème arrondissement). En 2008, elle ouvre un deuxième espace, le LOFT 19, proposant des expositions temporaires et un programme de résidence pour soutenir ses artistes étrangers. En 2011, Suzanne Tarasieve déménage sa galerie principale du 13ème arrondissement au Marais (Paris), poursuivant un objectif de représenter des artistes émergents et établis, avec un programme d’exposition international évoquant les grandes transformations historiques du XXème et XXIème siècle. Le programme est développé en collaboration avec des musées, des centres d'art et des commissaires d’expositions. La synergie entre le LOFT 19 et la galerie du Marais permet à Suzanne Tarasieve de produire et de présenter des œuvres qui vont du Néo-expressionnisme (Markus Lüpertz, Georg Baselitz, A. R. Penck, Jörg Immendorff, Sigmar Polke) aux œuvres récentes de ses plus jeunes artistes. La galerie représente également trois photographes de renom: Boris Mikhaïlov, Juergen Teller et Jürgen Klauke. Après la disparition de Suzanne Tarasieve en décembre 2022, la galerie est reprise par ses quatre collaborateurs qui prolongent le travail de la désormais légendaire fondatrice.
Les artistes de la galerie
Jean Bedez, Romain Bernini, Alkis Boutlis, Alin Bozbiciu, Gil Heitor Cortesão, Neal Fox, Nina Mae Fowler, Recycle Group, Jörg Immendorff, Eva Jospin, Mari Katayama, Benjamin Katz, Jürgen Klauke, Youcef Korichi, Kriki, Markus Lüpertz, Shanthamani M., Boris Mikhaïlov, Lucien Murat, Ed Paschke, A.R. Penck, Tim Plamper, Sigmar, Polke, Leopold Rabus, Pierre Schwerzmann, Juergen Teller, Anna Tuori, Anne Wenzel
Galerie sélectionnée par Clothilde Morette et Laurence Maynier