Galerie Anne Barrault

Credit : Emma Riviera
La Galerie Anne Barrault donne Carte Blanche à Skye Arundhati Thomas dans le cadre de la première exposition personnelle de Lalitha Lajmi, du 29 avril au 7 juin 2025.
Skye Arundhati Thomas est une écrivaine, éditrice et commissaire d’exposition indienne. Son travail porte une attention particulière à la politique contemporaine, à la culture et aux multiples histoires de l’Asie du Sud. Son premier livre, Remember the Details, qui aborde la question des images virales, des salles d’audience et la brève histoire d’un mouvement de protestation, est paru chez Floating Opera Press. Pleasure Gardens, son deuxième ouvrage, coécrit avec Izabella Scott traite lui de droit constitutionnel, d’occupation militaire et de coupures de communication ; il paraîtra chez Mack Books en 2024, tout comme son troisième livre, consacré au peintre Lalitha Lajmi, chez Imagining Otherwise, Sternberg Press. Son dernier projet en tant que co-éditrice de The White Review est une anthologie de nouveaux écrits en traduction, à paraître au printemps 2024 chez Fitzcarraldo Editions.
La Galerie Anne Barrault est très heureuse de présenter la première exposition personnelle de Lalitha Lajmi (1932-2023) en France.
Lajmi a commencé une psychanalyse dans sa trentaine et notait ses rêves de manière obsessionnelle. Elle avait son franc-parler concernant son intérêt pour l’analyse ; il ne s’agissait pas simplement d’introspection mais d’une recherche pour ajouter une interprétation surréaliste à son travail pictural. « Il est naturel pour moi d’examiner mes rêves pour façonner mes images », a-t-elle déclaré sans détour lors d’une interview pour le Sunday Times en 1993. La psychanalyse offrait à Lajmi un ensemble d’outils pour dissoudre la mince séparation entre la réalité et la fiction, aussi bien dans la vie éveillée que dans le sommeil. C’est dans ses aquarelles, particulièrement, qu’elle travaillait les matériaux de ses rêves. La nature douce et fluide du médium lui permettait d’être ambiguë et libre. « Les rêves clarifient les choses…les désirs sont exprimés », disait-elle.
L’œuvre de Lajmi n’est pas seulement le reflet de son monde intérieur, mais aussi le produit des circonstances. En tant que femme de caste supérieure issue d’une famille hindoue, elle avait la mobilité sociale lui permettant de façonner sa propre identité. Ce qui la rend captivante, c’est qu’elle était obsédée par le façonnage de son identité en public, et la mise en scène d’archétypes en même temps. En faisant de soi le sujet principal de son travail, influencée par l’époque de l’indépendance de l’Inde et de la modernité, elle montrait comment le projet politique de la modernité pénétrait l’intériorité de l’esprit.
L’Inde contemporaine est un monde violent, dont les racines remontent au moment de la formation de l’Inde. Il est désormais impératif de regarder en arrière pour avancer, de revenir à cette époque de décolonisation, et de retirer les lunettes roses. Il faut construire d’autres récits sur les premières étapes de la formation de l’État-nation indien. En regardant l’oeuvre et les rêves d’une femme qui s’est trouvée au centre de ce moment politique, intellectuel, culturel (comme il y en avait de nombreux autres en dehors de Bombay dans tout le sous-continent), nous entrons dans un dialogue avec elle. L’utilisation des matériaux de la méthode psychanalytique par Lajmi, pour créer son œuvre, permet une lecture du propos moderne, qui alors développe une autoréflexivité, qui teste les limites de l’esprit. Son monde intérieur , dont elle a montré les pistes à suivre, offre quelque chose de singulier et extraordinaire : ses peintures et écrits construisent une histoire différente de celle la plus souvent racontée. Lajmi a clairement admis son instinct à vouloir garder une trace : « Puisque je suis un produit de mon époque », a-t-elle déclaré au Sunday Express en 2023, « je ne souhaite pas produire des œuvres intemporelles. Elles auront aussi leur place dans l’histoire. »
Au coeur de cette histoire se trouvent les peurs, les paranoïas et les ambitions d’une femme, une mère projetée dans un monde soudainement moderne. Les figures autoproclamées des peintures de Lajmi sont désirantes et pleines de malice. Elles apparaissent souvent comme des farceuses, des semeuses de chaos, l’archétype qui oscille constamment entre le moralisme, les codes de conduite et les structures sociales. La farceuse possède un intellect très acéré et accède à des savoirs secrets et cachés. Le soi est un moyen figuratif , et construire une identité était un concept moderne. Le narcissisme court dans l’art et les écrits de Lajmi. C’est important. C’est un projet intellectuel qui dévoile la méthode psychanalytique elle-même : transformer le soi en un prisme qui permet d’entrer dans la société.
Extrait de Lalitha Lajmi par Skye Arundhati Thomas, publié par imagine/otherwise, Sternberg Press, 2024.
