Perrotin

Regard posé sur l'exposition de Klara Kristalova par Ophélie Ferlier-Bouat

Ophelie Ferlier-Bouat - Crédit : © Photo: Pierre Antoine

Ophélie Ferlier-Bouat porte un regard sur l’exposition de Klara Kristalova à la galerie Perrotin

Exposition “Beast” du 13 avril au 1er juin 2024

Directrice du musée Bourdelle (Paris), Ophélie Ferlier-Bouat est conservatrice en chef du patrimoine. Elle a été auparavant conservatrice sculpture au musée d’Orsay (2012-2021). Elle a assuré le commissariat de nombreuses expositions relatives à l’art des XIXe et XXe siècles, dont Gauguin l’alchimiste au Grand Palais (2017), Léopold Chauveau (2020) et Aristide Maillol au musée d’Orsay (2022), Rodin/Bourdelle au musée Bourdelle (2024). Elle assure régulièrement des enseignements à l’École du Louvre.


«Je suis une dessinatrice et peintre qui sculpte» / [I am a sculpting draughtsman and painter] : née en 1967, Klara Kristalova ne se laisse pas enfermer dans des catégories qu’elle se plaît à défier. Loin de toute approche conventionnelle, elle laisse l’inattendu et la singularité surgir de l’abolition des frontières entre les arts, de l’exploration de franges indéfinies. Son parcours artistique la voit quitter au milieu des années 1990 la peinture pure pour le modelage. Elle aborde avec une grande liberté et esprit du jeu cette discipline, dont elle apprécie le façonnage, comme la matérialité.

Les céramiques de Kristalova naissent de transformations successives. Un rapide dessin est bientôt suivi du modelage, qui fait évoluer cette intention première. Par le pétrissage, elle renoue avec une pratique ancestrale. La terre est travaillée directement avec doigts, source d’irrégularité et de surfaces mouvantes. Après une première cuisson vient l’instant de la peinture sur céramique, rapide et ludique… Enfin survient la mue ultime: la cuisson finale et ses imprévus. Kristalova intègre l’imperfection, le surgissement et une part de hasard dans son processus créatif: à l’ouverture du four, elle aime particulièrement quand les cou- leurs ont fusé, se sont mêlées. Quand elles se nichent dans un espace imprévu, qu’elles brouillent le contraste entre la pureté du blanc et des couleurs volontiers sombres et froides.

Au milieu de ce peuple céramique, quelques bronzes vigoureux tempèrent la vulnérabilité des terres.


Monstre [Beast]

Monstre invite à une plongée dans l’univers énigmatique de Kristalova. La réalité se mélange avec la fiction: têtes et masques d’humains ou d’animaux voisinent avec des êtres hybrides, dans des distorsions d’échelles insolites. En jaillit un monde fantastique où l’inquiétude voisine avec l’humour, tel le gigantesque insecte de The fly’s kiss, dont la trompe floriforme touche délicatement les lèvres de l’enfant. Un moment de tendresse inattendu nait de ce baiser surnaturel.

Kristalova brouille les frontières entre nature et humanité. Fascinée par la connexion entre les hommes, les animaux et les végétaux, elle les combine à l’envi, comme un cadavre exquis ludique et inquiétant. L’homme en tant qu’être naturel est omniprésent : il se confond dans une nature englobante, envahissante ; les végétaux incorporent des visages humains. Jaillissements issus de l’inconscient, les êtres de Kristalova sont-ils des animaux humanoïdes ou bien des hommes animalisés, végétalisés ? Probablement ni l’un, ni l’autre : l’être hybride occupe un entre-deux, un territoire de limbes. Loin des classifications dans lesquelles l’humain aime à enfermer le monde pour mieux le maîtriser.

La nature indéterminée de ces êtres hybrides les place dans un univers fantastique issu du symbolisme : devant All my thoughts ou les fleurs-visages, on pense irrépressiblement à L’Araignée souriante d’Odilon Redon. Ces êtres deviennent des «phantasmes », au sens étymologique d’apparitions. Se trouve-t-on dans une autre réalité ou bien dans le monde du rêve, voire du cauchemar, cousin lointain des visions de Munch ou de Goya?

La non-conformité des créatures de Kristalova avec les êtres réels le confère le statut de «monstres». En tant que tels, ils incarnent une altérité, une unicité, une différence qui interroge: le monstre extériorise et transpose dans son apparence même des peurs, des frustrations, de la rage, de la panique, mais exprime aussi une forme d’exutoire, de liberté… Un peuple étrange qui n’est pas sans rappeler les monstres céramiques de Gauguin.


[Vacillements]

Les êtres hybrides de Kristalova sondent le regard porté sur l’autre, le rapport complexe de notre société avec la monstruosité, avec l’écart de la norme. Quelle place pour la différence quand sont valorisées à l’excès des beautés lisses, standardisées? Le monde hybride bouscule la définition de l’humain, pose la question de la définition du corps, de ses limites et de son intégrité. Les transformations subies par ces corps imaginaires sont parfois porteurs d’une violence sourde. Branches d’arbre et racines qui jaillissent des corps sont autant des facteurs de puissance, des remparts contre la démesure humaine, que de potentielles prisons : ainsi de l’étonnante Bûche, jeune fille prisonnière d’un tronc qui n’est pas sans évoquer le morceau de bois tenu tel un nourrisson par l’énigmatique « femme à la bûche » [Log lady] dans l’univers de David Lynch. Quand le décalage interroge l’existence.

L’irruption du végétal dans les corps renvoie également à la mutation des corps adolescents, porteurs d’une sève vitaliste. Puissance et fragilité, jeu et sérieux, croissance et envahissement sont à l’œuvre dans de jeunes êtres pétris d’interrogations, de contradictions, de doutes. L’inquiétude se mêle à l’insouciance, la grandeur à une fragilité décelable dans l’attitude de la Souris, les mains dans les poches. L’adolescence est pourtant l’âge de tous les possibles, avant que le genre ne détermine le regard posé sur un individu, que le divorce entre les sexes ne soit irrémédiablement consommé. La nostalgie de ce temps suspendu est omniprésente.

L’entre-deux de l’apparence physique est aussi celui de l’instant: la narration semble interrompue, sans fil auquel se raccrocher. Le regardeur interroge tant la nature des êtres que les liens qu’ils entretiennent : pour- quoi la femme-tête de All my thoughts se tient-elle à l’écart ? Larger than life, jeune fille souriant juchée sur des jambes-bâtons interminables, semble évoluer avec lenteur et bienveillance au milieu des autres, telle un monstre de carnaval sur échasses. Un moment hors du temps dans lequel normes et conventions sociales sont renversées. L’anticonformiste, la liberté, la distance et l’amusement sont toujours à l’œuvre chez Kristalova: à l’ombre des fleurs-têtes, un oiseau couché [Reclining bird] chaussé d’escarpins se prélasse. Dans Ordinary day, des lapins narguent du haut de l’arbre un loup mécontent.

Aucun manichéisme dans ce monde suspendu des possibles. La bascule n’est jamais certaine, même lorsque l’inquiétude sourd: la Souris humanoïde est-elle seulement timide, encerclée par les êtres qui l’entourent ou les menace-t-elle? Le jeune homme-souris reflète la complexité à l’œuvre dans chacun, susceptible de basculer ou non vers la noirceur. À la fois vulnérable et puissant, il est à l’image de la menace que l’homme fait peser sur la terre. Son invocation par l’artiste est investi d’une valeur cathartique, au sens aristotélicien du terme : purificatrice des passions. L’œuvre possède dès lors une valeur presque magique, prophylactique.

Inquiète de la montée des extrêmes et de l’attitude destructrice de l’homme, Kristalova construit un monde qui révèle la fragilité de la vie et la complexité des relations nouées entre les êtres. Le regardeur est invité à interroger sa perception, mouvante selon sa psychologie et son état d’esprit. «Mon art parle du langage, de la communication» [“My art is about language, communication “], affirme Kristalova. Ce dialogue imaginaire dont les clés ne sont pas livrées permet à chacune et chacun d’y projeter ses propres sentiments et inquiétudes… Une véritable relation qui engage l’individu et l’intègre dans l’espace de l’œuvre: l’art comme expérience, pour paraphraser John Dewey.


Ophélie Ferlier-Bouat, directrice du musée Bourdelle, Paris