Anne Dressen

Commissaire d'exposition

Anne Dressen est commissaire d’exposition à l’ARC, le département contemporain du Musée d’Art moderne de Paris. Elle mène actuellement une thèse SACRe à l'Ecole Normale Supérieure intitulée ‘Sortir de la réserve ou comment penser un musée des « arts pluriels » plus transversal et inclusif à partir de collections publiques françaises.´

Pour cette édition du Gallery Week-end 2023, je propose un itinéraire placé sous le signe de la matérialité qui invite à arpenter deux quartiers. Le point commun entre les artistes sélectionnés – de générations, nationalités et notoriété variées-, est leur aisance à naviguer entre différents médiums et l’attention qu’ils portent aux matériaux dans leurs liens au politique. Ce parcours du type « marabout – bout de ficelle » débute ainsi dans le Marais, où je recommande tout particulièrement :

-chez Sémiose, les magnifiques œuvres murales du jeune artiste Moffatt Takadiwa vivant à Harare au Zimbabwe s’imposent telles des tapisseries éminemment picturales constituées à partir de matériaux pauvres et recyclés : des touches de clavier d’ordinateurs et de calculatrices, des bouchons et des éléments de connectiques en plastique, tous issus des gigantesques déchèteries qui échouent en Afrique; l’artiste, qui vient d’avoir une rétrospective majeure au Musée national du Zimbabwe a aussi fondé un centre d’art actif et engagé destiné à la jeunesse.

-à proximité : la galerie Mitterrand présente The Conversation Continues, une exposition mettant en dialogue l’artiste texane Deborah Roberts, déjà très célébrée aux Etats-Unis, et Niki de Saint Phalle ; deux artistes qui ne se sont jamais rencontrées et dont pourtant les œuvres résonnent : les collages de photos trouvées et découpées combinées par Roberts à ses dessins stylisés cherchent à donner une représentation du corps et de l’identité noire plus complexe que celle qui fut pourtant déterminante dans l’élaboration de la modernité européenne il y a plus d’un siècle; en regard, les Nanas de Saint Phalle célèbrent une féminité inclusive, décomplexée et colorée typique de son œuvre des années 1960.

-Dans les 6e et 7 arrondissements : je conseille vivement la visite, chez Gaudel de Stampa, de l’exposition intrigante et fantomatique Champ brulés cris voilés de Hatice Pinarbasi, une artiste d’origine kurde et diplômée de l’Ecole des beaux-arts de Paris ; ses toiles, drapées nonchalamment de textiles à motifs et en partie brulés, sont recouverts de signes allusifs (notes de musique, symboles typographiques) à base d’huile, de maquillage, de pastel gras et de fusain ; trois autres sculptures consistent en de petits tableaux calés sur des fauteuils en rotin miniatures évoquant celui d’Emmanuelle ; non sans humour, son œuvre est une invitation à réfléchir autrement à l’instrumentalisation des sujets controversés du voile et de la femme émancipée.

-la galerie Arnaud Lefebvre consacre une exposition à Hessie, une artiste aussi mythique que mystérieuse, avec des œuvres inédites provenant de la collection de Daniel Cordier, dont la majorité avait été donnée au Centre Georges Pompidou. Ces « travaux d’aiguille », pour reprendre les mots de l’historienne Aline Dallier en 1976, sont des broderies de fils cousus sur des toiles de coton brut, montées sur châssis ou laissées libres, qui expriment une puissante fragilité poétique. Reprenant chaque grande série de l’artiste (grillage, cage, écriture, végétation, bactérie, ligne, et galaxie), cet ensemble résume parfaitement l’art radical de la survie de cette artiste désormais historique.

-Enfin, l’œuvre de Miho Dohi, née en 1974 et vivant à Kanagawa au Japon, visible chez Crèvecoeur, mérite définitivement le détour : chacune de ses sculptures, intitulée Buttai – un terme qui signifie ‘objet’ en japonais -, dégage une présence impressionnante malgré leur relatives petites dimensions. Alliant chutes d’atelier et matériaux industriels (textile, cuivre, aluminium, bois, et acrylique peint ou sprayé), l’artiste crée des jeux de brillances et de matités, d’aplats et de motifs colorés, jouissifs et pourtant sophistiqués ; les formes tiennent, agencées dans un équilibre précaire mais dynamique : plus on tourne autour et plus elles s’imposent dans leur multiplicité. L’artiste, dont l’humilité et la précision sont inouïes, a même pensé les socles de ses sculptures ; on se réjouit de la retrouver dans l’exposition La morsure des termites, cet été au Palais de Tokyo.

Brutes, raffinées et excentriques, les sculptures de Miho Dohi ne sont d’ailleurs pas sans évoquer, à leur manière, le travail de Takadiwa. Et c’est ainsi que la boucle de ce parcours, engagé dans une matérialité affirmative et heureuse, se trouve bouclée.

 

Photo : Jeanne Graff